Moïssa

Mon arrivée s’est fait par la passe située au Nord Ouest de Moïssa. Mes laissez-passer et mes moyens m’ont permis d’arriver sans encombre à la capitale. Un système de tunnel permet d’être acheminé directement au plus haut cercle de cette ville majestueuse construite sur sept niveaux. Les sujets richement dotés ne croisent jamais la plèbe des niveaux inférieurs. Le luxe de ces lieux y dispute aux intrigues de la noblesse, des différentes factions et cultes en compétition pour s’approcher du pouvoir et bénéficier des mânes de la cours impériale. Cependant il serait illusoire de croire que le septième niveau de Moïssa est représentatif de l’Empire de l’Est. On peut toutefois y constater la mentalité de ce peuple lorsque ses membres disposent de moyens financiers délirants dans un endroit où l’on peut acheter pratiquement n’importe quoi. Il faut faire preuve de prudence pour ne pas se mettre à dos de puissants sujets qui disposent des ressources leur permettant de se mettre au-dessus de toutes les lois. Le système impérial est tenu par une administration dont le ressort de puissance est sa complexité et son opacité. La pierre angulaire en est l’administré. Point de passage obligé pour presque toutes les démarches qui pourraient concerner de près ou de loin l’empire.

En soudoyant l’un d’entre eux, j’ai accédé à certaines de leur archives où je pu consulter la missive que je vous retranscris : celle d’un espion qui infiltra l’ordre des administrés. Démasqué, il ne fut pas dénoncé, ni même limogé. Au contraire, il fut ingéré, absorbé, il devint l’un d’eux. Ces lignes à elle seule montre dans toute sa splendeur la monstruosité de cette caste :

« Comme tu me l’as souvent répété, je tiens parole, et j’honore avec cette missive mon dû envers toi mon maître ; et nul doute que ces informations seront d’une utilité certaine à notre, ou devrais-je dire dorénavant à Votre Empereur. »

Je me revois ce premier jour, introduit dans ces murs aussi sombres que glaciaux, arpenter les longs couloirs de ce palais pour en ôter la poussière et en récolter les informations utiles à votre connaissance. Comment aurais-je pu deviner que dans ce lieu, seul celui qui n’observe pas les autres de façon sournoise se retrouve derechef suspect et à coup sûr dénoncé dans l’heure d’un méfait ou d’un outrage quelconque envers l’Empereur. Sans oublier le nombre évident de témoins présent de la dite infamie envers le tout-puissant.
Tout mon savoir d’espion en fut alors réduit à néant, et tous les subterfuges que vous m’aviez enseignés obsolètes, et je fus rapidement découvert. Je n’attendais non pas une sentence clémente mais somme toute rapide et expéditive pour être épargné de souffrances digne de la réputation de mon hôte. Mais comble de la situation, mon échec allait mener à bien mes intentions premières et j’en appris bien plus en étant démasqué que je n’aurais pu en apprendre par un quelconque autre biais.

Je m’en souviens encore… Il me toisait d’un regard brillant, comme un chat qui vient de rendre à néant les espoirs de fuite d’un rongeur apeuré… J’attendais un “A la garde”, “A l’imposteur”… Mais ses paroles furent douces et chuchotées… et je sus qui ils étaient, et j’appris à savoir comment ils fonctionnaient.

Ils forment une barrière infranchissable entre eux et Lui… comme un amas noueux d’épines et de lierres qui vous renvoient de douleur en souffrance pour vous échouer devant une lenteur digne de l’agonie… Ils sont le cœur de l’Empire qui régule son rythme cardiaque et qui insuffle la vie et la mort au gré des accords obscurs, au fil des chantages de père en fils, des complots de hiérarchie… et je vous épargne les trahisons de toutes sortes.

Tout le monde sait, mais personne ne vous dira ; tout le monde accepte, mais personne n’avouera, comme des ennemis enchainés par le mensonge et la corruption. Je trouve cette forme de fraternité extraordinaire, tant par son ignominie que par sa force, cette force qui rend leur caste indestructible et inattaquable.

A toi l’imprudent qui oserait vouloir leur porter préjudice, comme un seul édifice, ces hommes se dresseraient contre celui qui voudraient leur enlever leurs privilèges, celui de régner dans ce monde de petits hommes, petits hommes qui sans vraiment en prendre la mesure gouvernent leur empire. Et je peux vous affirmer une chose mon maître, si un jour vous êtes démasqué par l’un d’eux, ou par moi-même qui suis devenu l’un de leurs frères, je vous dirai ceci :

« Mais savez-vous à qui vous vous adressez ? Je suis un Administré de l’Empire. »

Je dû m’adapter à cette culture pour ne pas être broyé par ce système. Lorsque l’on est un étranger, notamment venant du Nord, on dispose d’un certain délai, une quarantaine devrais-je dire, pendant laquelle on est quelque peu épargné. Passé cette période, si l’on n’a pas saisi le mode de fonctionnement de cette odieuse administration, il vaut mieux se retirer. Je suis parvenu à me faufiler dans les interstices du système qui permettent une certaine liberté de mouvement. Une des clefs est de passer inaperçu au grand jour. Se montrer au maximum, s’exposer de manière exagérée pour générer dans son sillage un chaos de comploteurs, d’administrés tatillons et d’empoisonneurs sur commande.

Lorsque vous prétendez évoluer dans cette société, il faut bien sûr en connaître les codes, en pratiquer les rites et participer à ses débauches en cherchant à préserver son âme dans la mesure du possible. C’est ainsi qu’au grès de mes tribulations, j’ai pu répertorier ces différentes strates de complots :
En dehors de l’empire du Nord, l’empire de l’Ouest et dans une plus faible mesure, ce que l’on nomme « Empire du Sud », sont représentés ici, de différentes manières. Dans la pratique, les quatre empires entretiennent des relations diplomatiques et commerciales. Au niveau sept de Moïssa, c’est une lutte d’influence, des intrigues et coup bas destinés à décrédibiliser un rival en s’alliant temporairement à un autre. Il n’est pas rare que des espions de l’Ouest essaient de déclencher des incidents diplomatiques entre le Sud et l’Est ou le Nord (étant donné l’état de désordre du Sud, ce n’est guère difficile). A ces complots, s’ajoutent la compétition des familles nobles elle-même. Chacune d’entre elle lutte pour contrôler les plus beaux établissements, les plus belles échoppes, ou pour approcher l’empereur (ce qui est extrêmement difficile).

Les différentes castes et religions vont également œuvrer pour maintenir leur influence et cela ne se fait pas sans heurts. On pourra citer le cas particulier des impérieuses, une caste de femmes guerrière que l’empire convoque lorsqu’il faut remettre de l’ordre dans les beaux quartiers ou torturer un espion. Cet ordre a l’originalité de compter dans ses rangs des sortes de gouvernantes qui sont imposées dans toutes les grandes maisons. C’est une manière de maintenir une présence impériale discrète, avec d’incorruptibles mouchardes.
Il y a également les parvenus, ceux qui essaient de se faire une place au soleil et qui n’hésitent pas à éliminer quiconque se trouvera sur leur route. Il y a enfin la cohorte de fous et d’envieux qui viendront vous mettre des bâtons dans les roues uniquement parce que vous êtes en vue, mieux placés qu’eux et qu’ils ne peuvent accéder à votre statut ou obtenir de vous une faveur.

La noblesse, ou plutôt ceux qui se parent de cette dénomination : qu’en dire ? La décadence y règne la plupart du temps. Lorsque la folie de l’or (ou plutôt celles des sombres pétales) n’a pas dévoré les individus, c’est la bêtise et l’outrage qui y domine. Dans le meilleur des cas, on a affaire à de délicats comploteurs qui se serviront de vous un temps sous prétexte de vous introduire dans ce monde auquel vous n’appartiendrez jamais quel que soit votre pédigrée.