Le départ

Au bout de quelques mois, mes subterfuges et mon argent ne me mettaient plus totalement à l’abri des manigances. J’étouffais, finissais par passer ma vie à déjouer les complots et les embuches. Il était temps pour moi de partir avant que je n’exécute un faux pas. Je décidai donc d’organiser ma disparition sous couvert d’un feint retour vers le Nord avant de descendre aux niveaux inférieurs, pour réellement sentir la ville et voir ce qu’est l’empire de l’Est avant de rentrer chez moi. Je mis le temps, pour ne pas attirer l’attention ni corrompre ma nouvelle couverture, celle d’un marchand d’étoffe. Au sixième niveau, les choses se passaient bien. La vie y était relativement agréable, avec un excellent niveau de vie. Même si les intrigues d’au-dessus infusaient jusqu’ici, je parvins avec l’habitude à éviter toute déconvenue. Je me sentis le courage de pousser mes investigations plus loin. Les cinquième et quatrième niveaux sont peuplés de la classe laborieuse et commerçante qui permet en partie aux niveaux supérieurs de fonctionner. Les troisièmes et seconds niveaux sont beaucoup plus populaires et la garde impériale est très peu présente, ce qui vous expose à d’autres menaces, comme celle de simples malfrats. Une bonne escorte suffit en générale à s’en prémunir mais l’on attire énormément l’attention. Je ne puis y rester très longtemps. Quant au premier niveau… Je doute que j’aurais pu y survivre au-delà de quelques heures. On y retrouve tout le concentré de désespoir et de rancœur d’un peuple déclassé, maintenu dans la pauvreté et gouverné par des groupes de bandits de la pire espèce. Mon escorte de 5 hommes, bien qu’expérimentée aurait pu être submergée sous le nombre à tout moment s’il était venu à l’idée d’un de ces malfrats de donner l’ordre de nous dépouiller. J’ai tenu toutefois à voir de l’intérieur à quoi ressemblait un de ces bouges qu’ils nomment auberge. Le chef de mes gardes, habituellement très stoïque en de nombreuses occasions délicates jusque-là montrait des signes de nervosité. J’entrai tout de même à l’auberge du crâne. Il va sans dire que mon groupe fut immédiatement l’objet de tous les regards et toutes les convoitises. Une soubrette défraichie vint à notre table et maintenant que j’étais là, je voulus goûter ce qu’ils servaient habituellement, ce qu’ils appellent sobrement « la Boisson ». Dans la tradition, l’on dit qu’elle contient « plus d’alcool qu’un feu grégeois et plus à manger qu’une pomme pourrie sur le sol d’automne ». C’était une des expériences sensorielles les plus désastreuses de ma vie. Elle me retourna l’estomac et me sonna l’esprit. J’en gardai encore le souvenir pendant plusieurs jours alors que je n’ai bu qu’un quart de ma chope. Je me demandais si je récupérerais un jour l’usage du goût, quand un personnage que l’on peut qualifier d’ogresque investit les lieux. Avec au moins sept pieds de hauts et 4 de larges dans l’encadrement de la porte, son regard tomba sur nous d’une telle pesanteur que j’avais l’impression d’avoir sa grosse tête appuyée sur l’une de mes épaules. Il vint vers nous immédiatement, un sourire goguenard aux lèvres. Il trainait dans son sillage une dizaine de manifestes égorgeurs patentés, armés de coutelas ou tranchoirs maculés de taches sombres dont je ne voulus savoir s’il s’agissait de rouille ou de sang. Je pense encore que l’on ne dut la vie qu’à la réaction exemplaire de maitrise du chef de ma garde. Celui-ci se leva doucement et se planta devant le géant qui le toisait d’une bonne tête. Il ne cilla pas. Ils se jaugèrent ainsi pendant ce qui me sembla une semi éternité. L’autre reniflait comme s’il cherchait à sentir les émotions de celui qui avait osé se mettre en travers de sa route. Il saisit alors d’un geste nonchalant une chaise. Il se mit à table et sans quitter mon garde des yeux, il planta son coude de manière évocatrice, le poignet levé et la main ouverte. Le garde pris alors une chaise et releva le défi. Il paraissait presque fluet devant ce qui semblait être un des chefs de la pègre à en juger par le silence qui se faisait dans l’assistance depuis son entrée. Ils s’empoignèrent donc de manière virile et brusque pour un bras de fer dont le local de l’étape était tenu comme largement favori, y compris dans nos rangs. Dans les premières secondes, presque rien ne se passa. Une légère vibration, des jointures qui blanchissent. Mon dieu, la main de mon garde semblait presque disparaître dans celle de son opposant. Celui-ci paru toutefois perdre un degrés dans le sourire qu’il affichait. Il imaginait sans doute avoir le dessus plus rapidement. C’est alors qu’il y eu un mouvement derrière le garde. Tout se passa en une fraction de seconde. Un des écorcheurs dénuda sa lame en s’approchant. Sans quitter sa place ni céder à sa position, mon implacable chef de la garde lança une dague fine qui atteint le sournois directement en dessous de la glotte et s’y ficha profondément, jusqu’à la moelle épinière si j’en jugeait mes connaissances sur le corps humain. Ses yeux se révulsèrent et il tomba lentement à la renverse comme une porte dont tous les gonds auraient subitement cédé. Cela déconcentra un court instant le géant et notre compagnon en profita pour prendre le dessus dans la compétition. Il fit claquer le point de son partenaire de jeu sur la table. L’autre se leva brusquement, imité par notre compagnon. Ils ne se quittèrent pas des yeux, tandis que le malfrat farfouillait à sa ceinture. J’ai cru d’abord qu’il cherchait une arme ou préparait un sale coup. Mais il rien se produisit. Au lieu de cela, il donna une sorte de pièce au garde. Il dit simplement : « tu as gagné, je paie, c’est la règle. Je vous donne un tour de sablier d’avance, puis je lâche mes chiens ». Nous sortîmes alors calmement. Dehors, nous pressâmes le pas. J’étais dans un état second, comme entre la vie et la mort, un sursit des Dieux qui aurait pu prendre fin d’une seconde à l’autre. Il y avait du bruit dans la rue certainement, mais je n’entendais rien. Nous étions à vue de la porte d’accès au second niveau. Mais mon garde du corps pris la direction opposée, contre toute attente. Il n’y avait rien par-là, que faisait-il ? Puis, après une minute de marche, sur la gauche, après un virage, une autre porte. Celle qui menait vers l’extérieur, vers la plaine au-delà de la ville, l’inconnu dans lequel nous plongeâmes. Il ne nous fut demandé aucune formalité, on nous laissa passer comme on laisse passer un convoi funéraire. Deux portes, un escalier descendant, un sas, nous étions dehors avant que je pu m’en rendre compte. Je compris alors qu’il avait pris la bonne décision. Pour retourner au niveau supérieur, il y avait des formalités. Bien que l’on pouvait facilement y satisfaire, on nous aurait fait attendre, beaucoup trop longtemps. Notre destin aurait été scellé. L’exile ou la mort, car bien sûr il n’est plus question de revenir dans ces murs avant longtemps. Partis du plus haut niveau en changeant d’identité, je n’avais plus l’existence officielle qui m’aurait permis d’y retourner directement. Entrer au premier niveau étant exclu, il ne nous restait plus qu’à nous lancer à l’aventure de l’Empire de l’Est. Après avoir marché au soleil sans mot dire pendant un quart d’heure, nous nous écroulâmes dans le cercle rafraichissant d’un bosquet d’arbre. Je demandai à mon chef des gardes de me montrer ce que son partenaire de bras de fer lui avait donné pour solde de tout compte, celle de sa victoire déduite sans doute du prix de la vie de son homme de main. Un pétale vert, l’unité monétaire la plus petite de l’empire. C’était la première fois que j’en voyais une et bien que je ne le savais pas encore, elle allait faire partie de notre quotidien pour les mois à venir.